dimanche 1 février 2015

Citations de "L'usage du monde", de Nicolas Bouvier

Voici quelques citations de "L'usage du monde", de Nicolas Bouvier, un livre qui raconte le voyage en 4L de deux jeunes, de Genève jusqu'en Inde en passant par la Turquie, l'Iran et l'Afghanistan, dans les années 50. Un livre que nous avons lu durant ce voyage.
Certaines choses ont beaucoup changé, d'autres pas du tout. Que ça soit chez nous ou ailleurs.
On a tellement aimé qu'on souhaite partager quelques extraits :)

1. Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir.

2. J'appelais même La Fontaine au secours de « la grâce, plus belle encore que la beauté ».

3. La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir.

4. À mon retour, il s’est trouvé beaucoup de gens qui n’étaient pas partis, pour me dire qu’avec un peu de fantaisie et de concentration ils voyageaient tout aussi bien sans lever le cul de leur chaise. Je les crois volontiers. Ce sont des forts. Pas moi. J’ai trop besoin de cet appoint concret qu’est le déplacement dans l’espace.

5. Toutes les manières de voir le monde sont bonnes, pourvu qu’on en revienne.

6. Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas – comme on le croyait – la liberté. Il fait plutôt éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre.

7. Seuls les vieux ont de la fraîcheur, une fraîcheur au second degré, conquise sur la vie.

8. Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a ainsi des moments où elle survient, et le pain qu’on mâchait reste en travers de la gorge. [...] elle vous tombe dessus au détour d’un chemin comme une douche glacée. Peur du mois qui va suivre, des chiens qui rôdent la nuit autour des villages en harcelant tout ce qui bouge, des nomades qui descendent à votre rencontre en ramassant des cailloux, [...] Souvent aussi, il suffit de respirer à fond et d’avaler une gorgée de salive. Quand cela demeure, on renonce alors à entrer dans cette rue, dans cette mosquée, ou à prendre cette photo. Le lendemain, on se le reproche romantiquement et bien à tort. La moitié au moins de ces malaises sont – on le comprend plus tard – une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements.

9. Il est bien naturel que les gens d’ici n’en aient que pour les moteurs, les robinets, les haut-parleurs et les commodités. En Turquie, ce sont surtout ces choses-là qu’on vous montre, et qu’il faut bien apprendre à regarder avec un œil nouveau. L’admirable mosquée de bois où vous trouveriez justement ce que vous êtes venu chercher, ils ne penseront pas à la montrer, parce qu’on est moins sensible à ce qu’on a qu’à ce dont on manque.

10. Le palais du mendiant c’est l’ombre des nuages.

11. Le fanatisme, voyez-vous, c’est la dernière révolte du pauvre, la seule qu’on n’ose lui refuser. Elle le fait brailler le dimanche mais baster la semaine, et il y a ici des gens qui s’en arrangent. Bien des choses iraient mieux s’il y avait moins de ventres creux.

12. Il n’y a vraiment qu’un pays très ancien pour placer ainsi son luxe dans les choses les plus quotidiennes.

13. Je me demandais quel ordre poussait ces ventres-creux à offrir ainsi machinalement le peu qu’ils possèdent ? Un ordre noble, en tout cas, bien ample, impérieux, et avec lequel ces faméliques sont plus familiers que nous.

14. [...] les rapports mauvais ou bons lient les êtres, et pour toujours.

15. (En l'absence du chef à La Poste) — Votre paquet… aujourd’hui vous l’aurez vu, et demain vous l’emporterez. Deux plaisirs au lieu d’un, conclut aimablement le vieux en le reconduisant jusqu’à la porte.

16. C’est une erreur de dire que l’argent roule ; il monte. Monte par inclination naturelle, comme le fumet des viandes sacrifiées jusqu’aux narines des puissants.

17. (À propos des élections) Dans une histoire qui faisait pâmer toutes les boutiques de la ville, un mollah apostrophe deux paysans prosternés devant l’urne aux bulletins : « Pourquoi adorez-vous cette boîte, mécréants ? » – « Vénéré Mollah, elle vient de faire un miracle : tout le village a mis Kassem dedans et c’est Youssouf qui en est sorti. »

18. Comme ni leurs œufs ni leurs châteaux ne devaient s’éloigner tellement des nôtres, c’était donc leur imagination qui différait. Et moi qui les accusais d’en manquer ! Mais non, elle s’exerçait dans un autre monde que le mien.

19. Chez nous, le « merveilleux » serait plutôt l’exceptionnel qui arrange ; il est utilitaire, ou au moins édifiant. Ici, il peut naître aussi bien d’un oubli, d’un péché, d’une catastrophe qui, en rompant le train des habitudes, offre à la vie un champ inattendu pour déployer ses fastes sous des yeux toujours prêts à s’en réjouir.

20. L’agrément dans ces lents voyages en pleine terre c’est – l’exotisme une fois dissipé – qu’on devient sensible aux détails, et par les détails, aux provinces.

21. Cette lumière électrique faible et exténuée des villes d’Asie où le réseau est surchargé, pas blessante, juste ce qu’il faut pour s’accommoder de la nuit sans la détruire

22. Moi, ce qui m’y frappe le plus, c’est que l’état lamentable des affaires publiques affecte si peu les vertus privées. À se demander si, dans une certaine mesure, il ne les stimule pas. Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d’hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage n’en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche bien.

23. Ici, où l’on use les machines jusqu’à la ruine sans souci de les revendre, les garagistes ignorent ce répertoire de mimiques consternées ou méprisantes qui, chez nous, font honte au propriétaire d’un « clou » et l’obligent à acheter du neuf. Ce sont des artisans, pas des vendeurs.

24. La santé est comme la richesse, il faut l’avoir dépensée pour l’apercevoir.

25. Vues de près, ces ordures exprimaient curieusement la disette ; des prélèvements successifs – domestiques, chiffonniers, mendiants infirmes, chiens, corbeaux – les avaient complètement écrémées. Timbres-poste, mégots, chewing-gums, bouts de bois avaient fait des heureux bien avant le passage du camion. Seul l’innommable et l’informe étaient parvenus jusqu’ici.

26. L’Asie engage ceux qu’elle aime à sacrifier leur carrière à leur destin.

27. Les Européens, au XIXe siècle, on leur tirait dessus ; ce n’est qu’en 1922 qu’on a entrebâillé la porte pour en laisser passer quelques-uns. Cet éclectisme a ses avantages, parce que là où l’Occident est incapable d’imposer ses mercantis, ses adjudants, sa camelote, il se résigne à envoyer des gens d’esprit – diplomates, orientalistes, médecins – qui ont de la curiosité, du tact, et comprennent très bien comment on peut être Afghan.

28. Il s’est découvert, parmi les gardes, un cousin qui a pris le volant et, au terme d’une manœuvre discrète, le camion s’est trouvé de l’autre côté des solives. On cousine volontiers en Afghanistan, et toujours à propos.

29. Il a pourtant vu toute l’Europe, la Russie, la Perse, mais sans jamais vouloir céder au voyage un pouce de son intégrité. Surprenant programme ! conserver son intégrité ? rester intégralement le benêt qu’on était ? aussi n’a-t-il pas vu grand-chose.

30. D’ordinaire, la quarantaine venant, ce vagabondage planétaire se désenchante et s’assombrit. On est obligé d’en rabattre. On chemine, on subsiste, on se culotte ; les années s’ajoutent ; la poursuite oublie son objet, tourne à la fuite, et l’aventure, vidée de son contenu, se prolonge à coup d’expédients sans entrain. On s’aperçoit que si les voyages forment la jeunesse, ils la font bien passer aussi. Bref, on s’aigrit.

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En plus de ce quelques citations, 2 passages plus longs qui nous tiennent à cœur pour leur vérité et dans lesquels on s'est parfois reconnu.

À propos des mouches :

J’aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d’Asie s’entend, car, qui n’a pas quitté l’Europe n’a pas voix au chapitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. Parfois même elle s’égare sur une fleur. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, exorcisée, autant dire innocente. Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi ? elle s’aventure, s’affole et va finir par exploser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée. Mais s’il y a plaie, ulcère, boutonnière de chair mal fermée, peut-être pourrez-vous tout de même vous assoupir un peu, car elle ira là, au plus pressé, et il faut voir quelle immobilité grisée remplace son odieuse agitation. On peut alors l’observer à son aise : aucune allure, évidemment, mal carénée, et mieux vaut passer sous silence son vol rompu, erratique, absurde, bien fait pour tourmenter les nerfs – le moustique, dont on se passerait volontiers, est un artiste en comparaison.

À propos du bénévolat

Je crois que l’Américain respecte beaucoup l’école en général, et l’école primaire en particulier, qui est la plus démocratique. Je crois qu’au nombre des Droits de l’homme, aucun ne lui paraît aussi plaisant que le droit à l’instruction. C’est naturel dans un pays civiquement très évolué où d’autres droits plus essentiels sont assez garantis pour que l’on n’y songe même plus. Aussi, dans la recette du bonheur américain, l’école joue-t-elle un rôle primordial, et dans l’imagination américaine, le pays sans école doit-il être le type même du pays arriéré. Mais, les recettes de bonheur ne s’exportent pas sans être ajustées, et ici, l’Amérique n’avait pas adapté la sienne à un contexte que d’ailleurs elle comprenait mal. C’était l’origine de ses difficultés. Parce qu’il y a pire que des pays sans école : il y a des pays sans justice, ou sans espoir. Ainsi Tabriz, où Roberts arrivait les mains pleines et la tête bourrée de projets généreux que la réalité de la ville – car chaque ville a la sienne – démentait chaque jour.

Revenons à l’école de Roberts. Il offrait gratuitement le terrain, les matériaux, les plans et les conseils.

De leur côté les villageois, qui sont tous un peu maçons, fourniraient la main-d’œuvre [...] Voilà un système qui fonctionnerait à merveille dans une commune finnoise ou japonaise. Ici, il ne fonctionnait pas, parce que les villageois n’ont pas une once de ce civisme qu’on leur avait si promptement prêté.

Les mois passaient. Les matériaux s’évanouissaient mystérieusement. L’école n’était pas construite. On n’en voulait pas. On boudait le cadeau. Il y a bien de quoi écœurer les donateurs, et Roberts était écœuré.

[...] on ne leur a jamais fait pareil cadeau. Cela leur paraît d’autant plus suspect que, dans les campagnes iraniennes, l’Occidental a toujours eu réputation de sottise et de cupidité. Rien ne les a préparés à croire au Père Noël. Avant tout, ils se méfient, flairent une attrape, soupçonnent ces étrangers [...], de poursuivre un but caché. La misère les a rendus rusés, et ils pensent qu’en sabotant les instructions qu’on leur donne, ils déjoueront peut-être ces desseins qu’ils n’ont pu deviner.

En second lieu, cette école ne les intéresse pas. Ils n’en comprennent pas l’avantage. Ils n’en sont pas encore là. Ce qui les préoccupe, c’est de manger un peu plus, [...] , de travailler moins dur ou alors de bénéficier davantage du fruit de leur travail. L’instruction qu’on leur offre est aussi une nouveauté. Pour la comprendre il faudrait réfléchir, mais on réfléchit mal avec la malaria, la dysenterie, ou ce léger vertige des estomacs vides [...]

Enfin, le mollah est un adversaire de l’école. Savoir lire et écrire, c’est son privilège à lui [...] Il rend service pour une demi-douzaine d’œufs, pour une poignée de fruits secs, et n’a pas envie de perdre ce petit revenu. Il est trop prudent pour critiquer le projet ouvertement, mais le soir, sur le pas des portes, il donne son opinion. Et on l’écoute.

En dernier lieu, on n’entrepose pas sans risque des matériaux neufs dans un village où chacun a besoin de briques ou de poutres pour réparer ces édifices dont l’utilité est évidente à chacun : la Mosquée, le hammam, le four du boulanger. Après quelques jours d’hésitation, on se sert dans le tas, et on répare. Désormais, le village a mauvaise conscience et n’attend pas le retour de l’Américain avec plaisir. Si seulement on pouvait s’expliquer, tout deviendrait simple… mais on peut mal s’expliquer. Quand l’étranger reviendra, il ne trouvera ni l’école, ni les matériaux, ni la reconnaissance à laquelle il s’attend, mais des regards fermés, fuyants, qui n’ont l’air au courant de rien, et des gosses qui ramassent des pierres sur son passage parce qu’ils savent lire le visage de leurs parents.

… Ce n’était qu’une distance à franchir, mais une longue distance parce que l’exercice de la bienfaisance demande infiniment de tact et d’humilité. Il est plus aisé de soulever un village de mécontents que d’en modifier les habitudes ; et, sans doute, plus facile de trouver des Lawrence d’Arabie et des agitateurs, que des techniciens assez psychologues pour être efficaces.

[...]

Ainsi, en définitive, le problème de Roberts – qui est symbolique – arriverait jusqu’au contribuable américain. Nous savons que ce contribuable est le plus généreux du monde. Nous savons aussi qu’il est souvent mal informé, qu’il entend que les choses soient faites à sa manière, et qu’il apprécie les résultats qui flattent sa sentimentalité. On le persuadera sans peine qu’on tient le communisme en échec en construisant des écoles semblables à celle dont il garde un si plaisant souvenir. Il aura plus de mal à admettre que ce qui est bon chez lui peut ne pas l’être ailleurs [...]

Les cadeaux ne sont pas toujours faciles à faire quand les « enfants » ont cinq mille ans de plus que Santa Klaus.

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